Nous ne sommes pas nous-mêmes, Matthew Thomas, éditions Belfond, 23 euros
On n’oubliera pas de sitôt Eileen Tumulty, héroïne portant bien son nom, “tourmentée” par le désir de se dépasser et d’accéder à un mode de vie correspondant à ses attentes. Elevée dans le Queens de l’après-guerre par un père rouleur de mécaniques et une mère désabusée et bientôt alcoolique, Eileen se jure dès l’enfance de vivre selon ses propres rêves.
Elle s’accroche, suit des études d’infirmière, rencontre son futur mari, Ed, jeune étudiant en sciences qui deviendra professeur et avec qui elle aura un fils, Connell. Désireuse d’échapper à sa condition, elle entraîne ses proches dans cette course à la perfection : trouver la maison de ses rêves, mettre son fils dans les meilleures écoles, soutenir son mari dans l’évolution de sa carrière…celui-ci n’adhère pas forcément à l’ambition forcenée de sa femme et bientôt les événements prennent un tour inattendu.
“Nous ne sommes pas nous-mêmes” est un roman dense et magistral, qui est autant une chronique sociale de l’Amérique sur plus de cinquante ans qu’un roman de l’intime puisqu’il nous jette au coeur du ressenti des trois membres de la famille, Eileen, Ed et Connell, dans lequel l’amour conjugal et filial est au premier plan. Plus qu’un roman sur l’ambition sociale, dans la veine de Richard Yates (ce qu’il est, indéniablement), c’est d’abord un roman qui explore la distance entre nos rêves et la vie réelle, et dans cette distance, la force que peuvent prendre les sentiments les plus simples face à l’épreuve.
Tout en subtilité et en nuances, Matthew Thomas décrit avec sensibilité toutes ces émotions qui nous échappent, comme l’exprime Ed : “On ressent parfois des choses inexplicables (…) Tu auras beau essayer de les décrire, tu sais que les autres ne saisiront jamais”. Un moment de grâce.